Arles : Exposition à l’Archevêché Bouche à Bouche <em> 2020</em>
“ Tout commence par les grandes amitiés. Celles qui vous font dire oui, sans réfléchir, sans savoir ce qui vous attend. Car ce qui vous attend sera toujours une aventure heureuse.
Puis j’ai compris, la hauteur du défi: avoir la chance d’exposer à Arles, la Mecque de la photo, en réalisant en une poignée de journées des images sur le thème « Manger ».
J’ai donc pris ce verbe, je l’ai tordu, mâché, avalé et recraché. Manger ou être mangé ?
Derrière cette grande bouffe, il y avait une chaîne, du marché à ceux qui, les ongles noircis par la terre, la sueur qui perle à la verticale de l’été, cultivent notre jardin. La verticalité des rapports, le dominant et le dominé, l’élève et le maître : qui enseigne et qui apprend ? Ce bouche-à-bouche m’aura entraîné dans les tripes philosophiques, en tirant le fil d’un monde aux possibles vertigineux. ”
Sonia Sieff
Au commencement, était la bouche.
Deux morceaux de peau tendus vers les cieux. Animalité souveraine. Vertige de la nécessité. Dans la nuit du temps, être, c’est être un corps. Un corps accroupi dans la terre. Véhicule de notre existence. L’humanité est un vide à remplir, à nourrir de ce qu’il faut pour lui donner le goût de la chair et du sang. En chasse avec les ombres, dans le fantasme des cavernes, l’homme apprend à vivre avec ses dents. Il devient mangeur et érige des symboles pour mieux les dévorer. La faim du monde se joue de ces divines nourritures, dont les dieux eux-mêmes aiment se délecter.
L’aliment sacré nous questionne et nous confronte, mais c’est autour de la table qu’il devient Cène. Qu’est-ce qui se dessine ici ? Dans ces morceaux que l’on mastique ? Dans cette rencontre quotidienne ? Dans ces regards qui se croisent ? Dans ces silences pesants ou ces bavardages amoureux ?
Qu’importe les couverts, manger, c’est toujours dire. Un dialogue entre nos organes et le vivant. Un curieux phénomène.
Affirmer ses besoins. Assumer ses désirs. Et surtout, définir son rapport aux autres. Car quelles sont ces existences qui nourrissent la mienne ?
Qui sont ceux qui préparent nos nourritures, si nous ne les chassons plus? Comment se déguste notre Contrat Social ? Quel est le prix réel de ces juteux melons ? Ce n’est pas une affaire de goût. C’est l’urgence d’une éthique, d’une justice incarnée, d’une société régie par des forces contraires.
Nous ne pouvons renier l’impact de ce que nous mangeons sur ceux qui récoltent, qui élèvent, qui transportent et qui donnent leur labeur en exploitation.
Nos bouchées contiennent les animaux, les générations à venir et la nature autour de nous.
Nous nous alimentons à l’aune de nos décisions et de nos compromissions.
Nos marchés sont achalandés par nos méandres sociaux, culturels, politiques, intimes. Quelle ironie de croire qu’il ne s’agit que de nutriments.
Car l’alimentation abolit les frontières, elle crée des passerelles d’idées, de gestes, de disciplines, de transmissions. Elle nous incorpore aux gens, nous ramène à notre magma, les pieds dans la matière, la peau recouverte de terre. Faut-il avoir le ventre vide pour courageusement observer ce qui nous nourrit ? Ne me dis pas ce que tu manges, dis moi de quoi tu vis, ce que tu encourages et ce que tu éteins. « Il ne suffit pas qu’un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu’il soit bon à penser », allons-nous suivre les mots de Levi-Strauss ?
Car dans nos grottes, nos champs ou sur nos étals, il est toujours question d’ambiguïté. Le bonheur et la désolation.
Le régal et l’esclavage. Le délice et la souffrance. L’envie et l’abandon.
Peut-être est-ce pour cela qu’il est aussi question d’amour. Manger et aimer se confondent. Ils partagent les clés du monde et sa saveur de domination.
L’Eros s’agrippe au Thanatos.
L’ambivalence du désir bascule sans cesse dans un va-et-vient de contradictions.
Naitre et mourir. Je t’aime, je te mords. Pour te garder dans la chaleur de mon corps, faut-il que tu sois mort ? Je te digère, je t’infuse.
Donne-moi ta chair, donne-moi tes mots. Mes bras te dévorent. Amour mangeur. Amour à mort. Qu’est-ce qui grignote nos consciences ?
Qu’est-ce qui assure notre survie ?
Au commencement, il y eut de la salive et du sang. Deux substances pour relier entre eux, la terre et les cieux.
Marie Robert
Sonia Sieff est photographe et réalisatrice.
Sa vocation est née lorsqu’elle avait 17 ans, par le voyage.
Elle a ensuite abordé le métier sur les plateaux de cinéma avec des chefs-opérateurs de renom, avant de s’orienter vers la mode.
Son style est marqué par une maîtrise et un amour de la lumière, ainsi qu’une obsession de la personnalité et du corps qu’elle exprime à travers le nu et le portrait.
Ces dernières années, tout en collaborant à de nombreux magazines français et internationaux (L’Officiel, VOGUE, Air France Madame, Marie Claire Japon, Marie Claire Italie, The Telegraph), elle se consacre à des projets personnels et expositions.
Son premier livre Les Françaises est paru en 2017 aux éditions Rizzoli.
Le deuxième, dédié à Oran sur les traces de la jeunesse d’Yves Saint Laurent, est paru en 2019, accompagné d’une exposition parisienne.
Elle travaille actuellement à son troisième livre, sur le nu masculin.
Réalisatrice, Sonia finalise actuellement son premier film documentaire consacré à la relation père-fille et se lance dans l’écriture de longs métrages.
Le court métrage Camera Obscura – qu’elle a co-écrit et co-réalisé avec Marynoelle Dana – multiplie les nominations depuis sa sortie en janvier 2020. Il aborde des thèmes qui lui sont chers : la photographie, la mode et le féminisme, fils rouges de sa carrière.
Véritable carte blanche mêlant images de reportage et portraits, Bouche à Bouche(s) est sa première grande exposition à Arles :
elle est présentée à l’Archevêché du 17 au 27 septembre 2020.